Paris/Mambasa
Alors que l'ouverture du procès de Roger Lumbala est prévue le 12 novembre 2025 devant la cour d'assises de Paris, la défense du prévenu multiplie les démarches pour obtenir son extradition vers la République démocratique du Congo (RDC). Selon ses avocats, la France serait juridiquement incompétente à juger des faits survenus à des milliers de kilomètres, et seul l'État congolais serait fondé à organiser un tel procès. Mais cette demande divise, y compris parmi les victimes, dont plusieurs expriment un attachement fort à la tenue du procès à Paris, perçu comme un espoir de justice indépendante.
Un procès historique en préparation
Ancien chef du mouvement rebelle RCD-N, Roger Lumbala est accusé de complicité de crimes contre l'humanité, notamment torture, meurtres, esclavage sexuel et pillages, perpétrés entre 2002 et 2003 dans l'est de la RDC, notamment dans le territoire de Mambasa (province de l'Ituri). Il a été arrêté en France en 2021, mis en examen, puis renvoyé devant la justice française après plusieurs années d'instruction.
Le procès, prévu du 12 novembre au 19 décembre 2025, sera l'un des tout premiers procès de crimes internationaux impliquant un acteur congolais jugé sous le principe de compétence universelle.
La défense dénonce une "justice illégitime"
Les avocats de Roger Lumbala Me Philippe Zeller, Me Hugues Vigier et Me Roxane Best contestent vigoureusement la compétence de la justice française. Selon eux, la France n'a aucun lien direct avec les crimes reprochés, qui ont été commis en RDC, par un Congolais, sur des Congolais. Ils invoquent le principe de subsidiarité inscrit dans le droit international : en cas de capacité judiciaire du pays d'origine (ici la RDC), un État tiers ne devrait pas se substituer à lui.
Dans une requête adressée en septembre 2025 au ministère de la Justice français, la défense affirme que la RDC a officiellement demandé l'extradition de Lumbala à plusieurs reprises, dès 2013, puis en 2021 et 2025. Ils dénoncent un « mépris pour la souveraineté judiciaire congolaise » et demandent le transfert du dossier à Kinshasa.
Des experts divisés
Pour le professeur Antoine Delmas, spécialiste du droit pénal international à l'Université de Paris II, la France agit dans le cadre du droit :
"La compétence universelle permet à un État de juger des crimes contre l’humanité, même sans lien territorial, à condition qu’aucune autre juridiction ne le fasse. Or, la RDC n’a pas ouvert de procès équivalent à ce jour. La France est donc en droit d’agir, et même moralement légitime si elle garantit un procès équitable."
Mais pour Me Joseph Mangoma, avocat pénaliste congolais basé à Mambasa, la justice devrait être rendue là où les faits ont eu lieu :
"Les victimes vivent ici. Elles veulent comprendre, témoigner, être reconnues. Juger Lumbala à Paris, c’est les exclure d’un procès qui les concerne. La RDC a désormais les moyens d’organiser un procès équitable avec le soutien de la communauté internationale. C’est une question de souveraineté."
Les victimes veulent une justice indépendante, même à distance
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le débat juridique, plusieurs victimes interrogées expriment un attachement clair au procès prévu à Paris, en raison notamment de la méfiance vis-à-vis du système judiciaire congolais et des risques d'impunité locale.
Marie-Claire B., 52 ans, rescapée de l'attaque de Makombo (territoire de Mambasa) en 2002 :
"J’ai vu des atrocités. Des familles entières massacrées, des femmes violées, des enfants enrôlés de force. Ce procès, je l’attends depuis vingt ans. Si c’est à Paris que la justice peut se faire, alors qu’il ait lieu là-bas. Je veux que ceux qui ont détruit nos vies soient jugés par des magistrats neutres, loin des pressions politiques ou tribales."
Jean-Paul K., un autre survivant de l’opération "Effacer le tableau", abonde :
"Ici, on a vu trop de procès étouffés. Les puissants s’en sortent toujours. Là, au moins, la France a pris ce dossier au sérieux. Même si je ne peux pas aller à Paris, je sais que quelqu’un parlera pour moi. Qu’il y aura des témoins, des avocats, des journalistes. C’est déjà une victoire pour nous."
Christine Nengundu., dont deux frères ont été exécutés en 2003 dans le territoire de Beni, voit dans le procès à Paris une forme de reconnaissance :
"Nous avons trop longtemps crié dans le vide. Ce procès en France est la première fois qu’on reconnaît que nous avons été victimes de crimes contre l’humanité. Ce n’est pas rien. Qu’il ait lieu là-bas, tant qu’il va jusqu’au bout. Ce procès en France, c’est la seule chose qui nous reste. On veut que le monde entende ce que nous avons vécu. Si c’est à Paris que la vérité peut sortir, alors faisons-le. Ce n’est pas la France contre la RDC, c’est la justice contre l’impunité."
Un procès sous tension diplomatique
Les autorités congolaises, par la voix du ministère de la Justice, ont récemment réaffirmé leur volonté de voir Roger Lumbala jugé en RDC. Mais Paris n'a pour l'instant pas donné suite à la demande d'extradition, estimant que la procédure française est déjà avancée.
Des ONG de défense des droits humains, comme TRIAL International et Human Rights Watch, appellent à maintenir le procès à Paris, tout en facilitant la participation des victimes congolaises via des mécanismes de visioconférence, de soutien juridique à distance et de déplacement de témoins protégés.
Rappel
Roger Lumbala Ancien député congolais et ex-chef du mouvement rebelle RCD-National, Roger Lumbala a été une figure controversée de la guerre en République démocratique du Congo, notamment dans la région de l'Ituri. Actif entre 2002 et 2003, son groupe armé est accusé de graves violations des droits humains, notamment dans l'opération tristement célèbre "Effacer le tableau". Il aurait facilité ou dirigé des attaques ciblées contre des civils, avec des actes de meurtres, viols, enrôlement d'enfants soldats et esclavage sexuel. En 2021, il est arrêté à Paris et mis en examen par la justice française. Son procès pour crimes contre l'humanité débutera en novembre 2025 à Paris, un tournant historique dans l'histoire de la justice internationale liée aux conflits congolais.
Ce que dit le droit international sur la compétence universelle
La compétence universelle est un principe du droit international qui permet à un État de poursuivre les auteurs de crimes les plus graves comme le génocide, les crimes de guerre ou les crimes contre l'humanité même si les faits ont eu lieu à l'étranger, et sans lien direct avec le pays jugeant. Ce principe est reconnu dans plusieurs conventions internationales, notamment la Convention contre la torture (1984). Dans le cas de Roger Lumbala, la France se fonde sur ce principe pour mener un procès sur des crimes commis en RDC, au nom de l'humanité toute entière, et en l'absence d'une procédure équivalente ouverte dans le pays d'origine.
Que fait la RDC pour juger les crimes du passé ?
Malgré les dizaines de rapports documentant les exactions commises pendant les guerres en RDC (1996-2003), très peu de poursuites ont été engagées contre les auteurs présumés. Des appels à créer un tribunal pénal international pour la RDC ou des chambres spécialisées mixtes sont restés lettre morte. Certains procès ont eu lieu dans des juridictions militaires, souvent sans garanties suffisantes d'indépendance ni de transparence. Des initiatives comme l'audience mobile de Bunia en 2021 ont été saluées, mais restent isolées. La faiblesse institutionnelle, le manque de volonté politique, et l'impunité dont jouissent certains anciens chefs de guerre aujourd'hui en fonction bloquent toujours la justice transitionnelle tant attendue par les victimes.
Conclusion : justice à Paris, reconnaissance pour les victimes ?
À un mois de l'ouverture de ce procès historique, la justice française semble déterminée à aller jusqu'au bout. Pour de nombreuses victimes, il ne s'agit pas d'un choix entre la France ou la RDC, mais entre un procès réel et un procès hypothétique.
Malgré les critiques de la défense et les appels à l’extradition, la majorité des témoignages recueillis plaident pour que ce procès ait lieu là où il a une chance d’aboutir sans manipulation ni impunité.
"Nous avons attendu trop longtemps. Ce procès à Paris, c’est notre seule lumière dans l’obscurité de ces vingt dernières années. Qu’il ait lieu, et qu’il soit juste. C’est tout ce que nous demandons." conclut Marie-claire, les yeux fixés vers l’Europe.